La redécouverte de Labraunda
Cette section est une version, expurgée des extraits des auteurs, d’un article précédemment publié par P. Hellström dans Annales Societatis Litterarum Humaniorum Regiae Upsaliensis Kung. Humanistiska Vetenskaps-Samfundet i Uppsala. Årsbok 2006, pp 17-45.
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Au 18e siècle, la localisation de Labraunda était incertaine. Les seules sources disponibles étaient quelques notes succinctes dans la littérature antique.
Ces citations constituent les seuls témoignages anciens sur la localisation et sur les vestiges de Labraunda. La description de Strabon, cependant, semble assez précise pour permettre une première redécouverte du site. Ce n’est pourtant pas le cas. La Société des Dilettanti, créée à Londres en 1734, lance une expédition sur la côte ouest de la Turquie en 1764-66, et Richard Chandler, accompagné de Nicholas Revett et de William Pars, accomplit cette tâche. En fait Chandler a cru avoir trouvé le site de Labraunda et le temple de Zeus au village appelé Iakli. Il y avait un temple corinthien bien conservé à peu près à la même distance de Milas que celle donnée par Strabon et Élien pour Labraunda. Mais quelques années après la parution du premier volume de Chandler, Ionian Antiquities en 1769, le scientifique français Choiseul-Gouffier démontra qu’une lecture correcte de Strabon indiquait en réalité que le site de Chandler était l’ancienne Eurômos. Cette localisation d’Eurômos fut aussi bien indiquée par J.D. Barbié du Bocage sur une carte publiée en 1799, que dans l’édition française de 1809 du rapport de voyage de Chandler. Il n’est donc pas aisé d’expliquer pourquoi on n’a pas trouvé Labraunda au 18e siècle. L’une des raisons est que le secteur montagneux et boisé était non seulement assez inaccessible, mais aussi dangereux pour les voyageurs en raison du brigandage. Richard Pococke, un explorateur du 18e siècle qui en 1743 a traversé la montagne depuis le nord, et dit qu’on lui avait signalé la présence d’ours et de sangliers, mais aussi de loups, de chacals et de tigres dans les forêts. Il a donc dû passer près de Labraunda, mais comme il n’a mentionné aucune ruine ni aucun vestige d’une voie antique, il a probablement voyagé sur une route à l’est du site, peut-être celle qui passait par Türbe, un site de pèlerinage musulman.
En 1824, W.M. Leake identifia correctement la localisation de Labraunda grâce à son identification du site d’Alabanda situé au village d’Arabhisar. Cette découverte lui permis d’en conclure que Labraunda se situait sur la montagne au nord-est de Mylasa. Leake était un officier d’artillerie, envoyé en 1800 à Constantinople avec un contingent militaire pour soutenir les forces ottomanes contre les Français qui occupaient l’Égypte. Quelques officiers déguisés, dont Leake, ont dû traverser l’Anatolie pour rejoindre l’Égypte. Ayant réintégré le reste du groupe à Chypre, ils ont été rappelés alors que la France acceptait de quitter l’Égypte. Leake, cependant, attrapa la jaunisse et dut rester à Alanya. Lorsqu’il fut rétabli, il voyagea à travers la côte sud et ouest pour rentrer à Constantinople. Pendant son voyage, il écrivit de nombreuses observations sur la géographie moderne et ancienne de cette zone.
A. Prokesch von Osten 1832 (visite d’Avril 1827)
H. Pückler-Muskau 1848 (visite du 18 Décembre 1838)
Seulement six années se sont écoulées entre le rapport de Prokesh et la visite suivante, par le pittoresque comte germanique Hermann Pückler-Muskau (1785 – 1871). Né à Muskau dans la Saxe (Oberlausitz, Sachsen), à quelque 210 km au sud-est de Berlin, il s’est fait un nom non seulement comme écrivain et paysagiste, mais aussi comme dandy excentrique et célèbre voyageur. Le congrès de Vienne en 1815, où la Prusse lui a donné deux cinquièmes de la Saxe, a fait de lui l’un des quinzièmes plus importants propriétaires du pays, et en 1822 il reçut le titre de prince. Il a effectué plusieurs voyages en Angleterre et devint un disciple du chef jardinier paysagiste Humphry Repton. À l’occasion d’une réception en plein air à Cobham Hall en juin 1828, Charles Dickens a cru l’avoir rencontré et s’en est inspiré pour son portrait du Comte Smorltork dans les Aventures de M. Pickwick. Plus tard, le portrait de Pückler-Muskau, décrit après un long voyage en Turquie, fut dans la nouvelle satirique de Karl Immermann Münchhausen, Eine Geschichte in Arabesken. Ce voyage particulier a commencé en 1835 à Alger, puis il visita plusieurs sites à l’intérieur des terres de Tunis. Il prit alors un bateau pour Malte où il poursuivit vers Patras en Grèce après une mise en quarantaine de quinze jours. Début 1836, il arrive à Athènes où il reste trois mois et fait la connaissance de l’ambassadeur autrichien Prokesch von Osten et de sa femme et du Roi Otto I. Il visite l’Égée et plusieurs îles dont la Crète. Début 1837, il arrive à Alexandrie où il est reçu avec bienveillance au Caire par le vice-roi Mehmet Ali grâce à une lettre de recommandation de Prokesch. Il passe les deux années suivantes en Égypte, voyage le long du Nil jusqu’à environ 200 km au sud de Khartoum.
Pour son voyage de retour, il passa par Alexandrie, et par bateau jusqu’à Jaffa, puis continua vers Jérusalem et Damas. Il resta ensuite trois mois à Alep, poursuivit en bateau d’Antioche à Beyrouth (détour obligé), puis Chypre, Rhodes et Kos, un voyage non sans danger en raison du temps orageux. Heureusement pour lui, les douze chevaux de valeur qu’il avait acquis à Alep ont été amenés par la route à Smyrne. Ayant échappé de peu au naufrage, lui et ses compagnons restèrent un mois à Stanchio (Kos), puis ils poursuivirent par la route de Bodrum à Milas, Çine et Aydın jusqu’à Smyrne et Constantinople. En décembre 1838, il visite Labraunda qui était sur son chemin de Milas à Alinda. Sa description montre qu’il était bien conscient du fait que le site était bien Labraunda ; pour y arriver il a fait usage de la voie antique pavée. Après quelques heures, il arrive à Labraunda et assiste à de spectaculaires chutes de neige. La brève description de Pückler sur les vestiges est confuse et n’est pas très utile ; l’imposant temple principal est aisément identifié comme l’andrôn A. Il reste cependant des doutes quant aux autres vestiges qui ne peuvent pas tous être identifiés ; le « palais voisin » (Ein nahe liegender Palast) avec ses fenêtres rectangulaires, suggéré comme étant les quartiers d’habitation des prêtres, pourrait être l’andrôn B dont une fenêtre était visible avant les fouilles ; aussi il peut être suggéré que les deux petits temples de Pückler avec les colonnes en élévation et le portique bien conservé, mais presque complètement enterré, sont en fait les seules autres constructions à colonnade encore en élévation en 1934, à savoir la fontaine hypostyle et la fontaine centrale à colonnade.
Ch. Fellows 1841 (une visite en Mars 1840)
Ph. Le Bas 1844 ou 1853 (visite du 17 Mars 1844)
Lorsque le voyageur suivant, l’épigraphiste français Philippe Le Bas (1794 – 1860), visita les ruines, les rapports de Prokesch von Osten et de Fellows avaient déjà été imprimés, mais pas encore celui de Pückler-Muskau. Le Bas avait pendant sept ans été le tuteur à Rome de Louis Napoléon Bonaparte, le futur Napoléon III. Durant ce séjour, il a fait la connaissance de scientifiques italiens et germaniques et a discouru avec fascination sur les inscriptions antiques. Quand il retourna à Paris, il présenta une thèse sur l’importance des inscriptions pour l’étude de l’histoire antique, ce qui le mena à travailler à l’École Normale et la tâche lui fut confiée de publier les inscriptions grecques et latines et autres découvertes archéologiques rassemblées par l’Expédition Française au Péloponnèse (Mission scientifique de Morée 1829 – 1830) ; il fut également élu membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Il fut approché par A.-B. Villemain, ministre de l’instruction publique, qui lui demanda de préparer une nouvelle expédition épigraphique en Grèce et dans les îles. Cette proposition fut reçue avec enthousiasme par Le Bas, et le projet du voyage fut immédiatement planifié, lequel fut prévu pour durer un an. La possibilité d’intégrer quelques sites de la côte ouest de l’Asie Mineure a été envisagée. Le jeune architecte Eugène Landron et un ancien étudiant de Le Bas, Henri Musson, furent choisis pour participer à l’expédition. Ils quittèrent la France début janvier 1843 et revinrent fin 1844 en rapportant quelques 5000 copies et estampages d’inscriptions, plus de 450 dessins de sculptures et monuments, et un certain nombre d’inscriptions, de sculptures et de moulages. Dans une lettre publiée (sans son accord) en mai-juin 1844 et parue dans la Revue Indépendante, Le Bas décrit les résultats de son séjour à Mylasa et comment il est parvenu à identifier Labraunda le 17 mars de la même année. Le Bas n’est pas le premier à identifier le site de Labraunda, comme il paraît le croire. Mais, plus important encore, c’est de son travail que sont issues les premières représentations du site.
Ces illustrations d’Eugène Landron, sont assez précises et incluent une série de mesures des deux constructions les mieux conservées : ce que l’on a croyait être le temple (andrôn A), et la tombe monumentale sur la colline au-dessus du site. Elles ont été publiées dans volume de Le Bas Voyage archéologique en Grèce et en Asie Mineure, qui devait paraître en monumental en quatre parties et dont les parties 3 et 4 devaient contenir les inscriptions grecques, objectif principal de l’expédition, et les dessins des reliefs et sculptures. La première publication commença en 1847. Les dessins de Landron de Labraunda (partie 1, Itinéraire, planche 65 et partie 4 Architecture, planches Asie Min. II – 8 et 9) apparaissent sans aucun accompagnement de texte, probablement en 1853 et 1858 respectivement. Quand Le Bas mourut en 1860, seule une partie de son travail avait été publiée, mais la publication a été poursuivie par W.H. Waddington jusqu’en 1870. Une seconde édition en petit format des parties 1 (Itinéraire), 3 (Monuments figurés) et 4 (Architecture) avec toutes leurs illustrations, notamment un certain nombre de précieux dessins non publiés auparavant (principalement dans le volume 3, semble-t-il), apparaît dans un unique volume en 1888, édité et commenté par S. Reinach.
W.H. Waddington 1853 (visit 1851 or 1852)
R.M. Smith 1862 (visit 1857)
G. Cousin 1900 (visite en 1889)
En conclusion, sept voyageurs ont atteint le site de Labraunda au 19e siècle. Cependant, les dates réelles de leur visite ne sont évidemment pas aussi importantes que les dates auxquelles leurs rapports furent publiés et donc connus de la communauté scientifique. Comme on peut le voir dans la liste ci-dessous, la date des publications ne suit pas exactement le même ordre que les visites. Cette liste présente également un problème : la date de la visite de Le Bas peut être datée de 1844 (la lettre dans Revue Indépendante), ou de 1853 (date probable du premier dessin de Labraunda par Landron dans Voyage archéologique, mais sans aucun commentaire écrit ; la même année Waddington annonça que le site avait été découvert par son collègue Le Bas. En 1888 (date de la seconde édition de Voyage archéologique, où la lettre de 1844 a été citée par Reinach), la visite de Le Bas était apparemment connue depuis longtemps, peut-être aussi en raison de sa carte de la Carie avec la localisation correcte de Labraunda. Je laisse cependant au lecteur la décision de la position de Le Bas et Pückler-Muskau dans la liste :
- A. Prokesch von Osten 1832 (visite en Avril 1827)
- C. Fellows 1841 (visite du 20 Mars 1840)
- Ph. Le Bas 1844 ou 1853 (visite du 17 Mars 1844)
- H. Pückler-Muskau 1848 (visite du 18 Décembre 1838)
- W.H. Waddington 1853 (visite en 1851 ou 1852)
- R.M. Smith 1862 (visite en 1857)
- G. Cousin 1900 (visite en 1889)
L’impression générale selon laquelle les voyageurs du 19e siècle étaient bien renseignés sur les contrées et les sites qu’ils exploraient trouve une confirmation dans l’identification correcte de Labraunda. En effet, les sept voyageurs n’avaient pas de doute sur le fait qu’ils avaient trouvé Labraunda tel que le site est décrit dans la littérature antique. Cependant, il est à noter que non seulement Pückler-Muskau et Fellows, mais aussi Le Bas, Smith et Cousin ne connaissaient pas les précédents explorateurs, chacun d’eux maintenait qu’il était le premier à découvrir le mystérieux sanctuaire. Pour ainsi dire, ils ont tous cru qu’ils avaient planté symboliquement le drapeau de leur pays sur le site. Le peu d’intérêt porté sur le site dans la seconde moitié du siècle est peut-être la manifestation de ce même « syndrome de la découverte ». Les explorations de Smith et Cousin n’auraient peut-être pas eu lieu s’ils avaient eu connaissance des travaux de leurs prédécesseurs et de leurs résultats.
Un nouveau chapitre scientifique commença avec Alfred Laumonier qui visita le site en 1932 et revint pendant 8 jours en 1933 à Labraunda mesurant les vestiges et cartographiant toutes les ruines visibles. Son but était de commencer des fouilles, mais par manque de financements ses plans n’ont pu se réaliser. Comme préparation, il avait réalisé une carte du site qui s’est avérée être utile pour A.W. Persson et son équipe lorsque les fouilles suédoises commencèrent en 1948.